MON AME 
 I 
 Ainsi, tout le jour, monte et germe, 
 Au milieu des vastes parois, 
 l'inspiration qui s'enferme 
 Au bas-fonds du puits, jamais froid ; 
 Bientôt, devant le puits j'arrive ; 
 Sans bouger je surveille tout, 
 Pour que chacun des vers s'écrive 
 Sans qu'on tarde, pendant qu'il bout. 
 Ma pensée, en forçant, active 
 L'abîme flambant de partout, 
 Et, chaque fois, ma tentative 
 Aux flammes donne un contre-coup. 
 II 
 Sur le bord du puits je me traîne, 
 Lourdement et tout de travers, 
 Me plaignant que nul ne comprenne 
 L'infini dans mon moindre vers.  
 Mais en ce moment tout s'embrouille ; 
 Dans le fond du puits je ne vois 
 Plus rien, aussi loin que je fouille, 
 En bas, de mes yeux maladroits.  
 A présent, dans la flamme rousse, 
 Mon regard ne distingue plus 
 Qu'un sens vague qui se trémousse 
 En mot difficilement lus.  
 Appuyant mon front sur mon pouce, 
 J'assemble les mots les mieux vus, 
 Mais chaque fois je les ai repousse 
 En trouvant leur sens trop confus. 
 Maintenant, dans le puits, très vite, 
 Je m'engloutis, sans voir le bas ; 
 Au milieu du feu je m'agite, 
 Faisant dans le vide des pas.  
 Contre la muraille j'essaye 
 De m'accrocher, mais la chaleur 
 Que je crois y sentir m'effraye, 
 Dans la crainte d'une douleur. 
 III 
 Penché sur le puits, je regarde 
 Au fond, et ce regard suffit 
 Pour que, dans la flamme hagarde, 
 Monte un prodigieux récit.  
 Et de tous côtés, l'on tressaille 
 D'un long frisson respectueux 
 N'importe où que mon regard aille 
 Autour du gouffre impétueux.  
 Ainsi, sans repos, sans relâche, 
 Toujours, s'élance hors du puits 
 L'inspiration que je gâche 
 Dans toute œuvre que je poursuis.  
 Et sans effort, pour toute tâche, 
 Quand je sens mes vers insoumis 
 Jaillir malgré moi, je les lâche, 
 Emu de leur sens infini. 
    Ce poème de Raymond Roussel 
 écrit à l'age de 17 ans, 
 est paru dans le "Gaulois" en 1897 
 puis sous le titre de 
 “L'Ame deVictor Hugo” en 1932  |