BONNE CHANCE, GIACHI,
ET BON SECRET!
A l'entrée du restaurant, il y avait une grande cage de verre, très transparente et propre. C'était un objet incongru, inattendu, à peu près de la taille de ces terribles aquariums dans lesquels se meuvent au ralenti les langoustes aux longues pattes articulées. Derrière les parois de verre, un grand oiseau sombre se débattait. Il se heurtait violemment. Il tapait de tous côtés, du bec, du crâne et du corps, les ailes coincées, à demi déployées. Exténué, ses soubresauts se faisaient de plus en plus imprécis, il tombait, trébuchait, avait de la peine à trouver son élan pour se jeter. Le visage de Gérard Giachi était pailleté de grains de couscous dorés car il s'endormait de courts instants dans son assiette. Cela lui faisait sur la peau comme une poussière phosphorescente. Il tourna la tête et porta ses yeux étonnamment clairs sur la nuque de sa voisine.
- Cou lisse en coulisse, murmura une voix familière près de son oreille. C'était Meille, un poète qui n'écrivait pas, fervent de jeux de mots.
Gérard Giachi se regarde maintenant dans la glace à demi noircie par la chevelure de la femme. Comme un tueur, un rayon de lumière électrique tire son image dans le miroir et sa tête s'écroule dans un fossé de pénombre.
L'oiseau a des saccades. Il se désarticule par à-coups dans sa cage de verre.
Le juke-box diffuse une musique enrouée.
- J'adore Zappa. J'adore Prince, dit Giachi. Ce sont de grandes putes. Ils provoquent. Ils mélangent tout.
- L'artiste, c'est quelqu'un qui tourne dans le vide, sans réussir à renoncer à décrire le vide : son objet, c'est la membrane transparente, l'enveloppe impalpable du vide, à l'intérieur duquel il se trouve, déclare F. dont la voix hésite toujours entre le rire et l'angoisse
Giachi est un fin stratège. Avec la mie de pain, il a modelé des bustes miniatures des critiques, des marchands, des directeurs d'institutions et de musées, bref de tous les acteurs influents de la scène de l'art. Il leur caresse le sommet de la tête de l'arrondi de son médius, il les hisse sur des socles tels que boîtes d'allumettes ou cuillères à café renversées, les saupoudre de sucre fin pour s'attirer leurs bonnes grâces. Nul doute que la réussite sourira à l'artiste. Il la mérite. Il sait y faire.
Poudre aux yeux, rimmel et talons lézard, Irma fit son entrée dans le troquet. Chavirante, hardie, ravageuse. Belle comme un camion. Serpents de pacotille-cliquetis. Ruisselante, insatiable de putasserie, à contre-jour, tout qui tend et bombe à éclater les dentelles. Giachi, qui venait tout juste de se rendormir, la joue dans son assiette, se réveille et se lève dans une pluie pailletée de couscous. Sans le faire exprès, il cogne le coin de la table. Les bustes en mie de pain roulent sur la toile cirée. Plusieurs tombent par terre.
- Je fais tout, dit Irma, les hommes et les femmes.
- Les femmes?
- Les femmes, je les travaille avec la bouche, avec les doigts.
- Madame Irma, dit Gérard Giachi, vous êtes épatante. Je vous baise la bouche en vomissant. Ce qu'il y a de plus beau dans les cimetières, ce sont les mauvaises herbes.
- Et les artistes, demande Meille, avec quoi est-ce qu'ils travaillent?
- Avec les doigts, avec la bouche.
- Ils font des passes, des passages, des passerelles. Ils font la rue et les palaces, le faux marbre et le vrai macadam. Ils vont jusqu'au bout. Mais, comme il n'y a pas de bout et qu'ils le savent, et sont malins, ils essaient quand même de s'économiser.
- Ils font des coups.
- Les coups, ça se fait. Ça se boit. Ça se tire.
- Ça se donne, ça se prend.
- Ils essaient quand même de s'économiser. Ils essaient quand même de ne pas mourir trop jeunes.
- Ce n'est pas que ça.
- Ils mentent.
- Ils prêchent le vrai pour savoir le faux.
- Ce n'est pas que ça, répète Gérard Giachi.
- Non, ils ne mentent pas. Le mensonge, ils le disent, ils le montrent. Ils montrent la traîtrise-traduction, le creux des images, la construction en toc du socle-vérité.
- Ils s'amusent.
- On s'en cague.
Peut-être est-ce Giachi qui a laissé tomber ces derniers mots. Allez donc savoir avec ce brouhaha. Il fait quelques pas, en écrasant par inadvertance les têtes miniatures sous ses pieds. Il est debout. Il tangue. C'est un oscillateur, une aiguille hypersensible sur un compteur, une bascule. Il est entre. Entre-deux. Blanc. En alternance. Puits. Manque. Interstice Son poids titube, provisoire. Ses yeux se voilent et se dévoilent. Des choses les traversent qui n'existent pas matériellement, des choses qui sont de la magie. Entre ses jambes passe comme un lit de torrent, une frontière de verre brisé qui sépare ce qui est de ce qui n'est pas, marqués en pointillés.
Dans un coin de bistrot, était remisé un sèche-bouteilles en métal. Il ne servait plus. On ne l'avait pas jeté. Il était là, à l'écart, hérissé, encore en bon état. Il n'avait aucune chance de devenir beau, joli, agréable à regarder ou laid. C'était comme un degré zéro d'objet. Il n'avait rendez-vous ni avec l'utilité, ni avec la délectation esthétique, ni avec la destruction. Non, juste un rencard avec personne, dans une région nulle de l'esprit qui aurait peut-être à faire avec ce qu'on pourrait appeler: zone de la libération intérieure. Meille croisa un genou sur l'autre, après avoir pincé le pli de son pantalon, et regarda le bout de son soulier très astiqué. Il vida, l'un après l'autre, les deux verres de cognac qui se trouvaient devant lui. Puis il toussa, comme il faisait toujours avant de commencer à parler: une petite toux sèche, la main devant la bouche. Sa silhouette se cassa. Il fut un homme âgé. A cet instant, il aurait pu être le papa de Giachi. Il désigna du doigt les deux verres vides.
- Raides, dit Meille d'eux
Gérard Giachi replia ses bras sur la table, posa son visage dessus et s'endormit pour de bon dans un doux lit de sable jaune tiède.
Dans la cage de verre, le grand oiseau ne bougeait plus du tout. Il gisait sur le dos, masse noire hirsute, comme anesthésié.
Marseille, la grouillante. Malgré ton éloquence, ta faconde, ton bavardage, malgré ta cordialité, tu es secrète. Marseille, dure et secrète.
On peut apprendre à jouer aux cartes. On peut même apprendre à tricher aux cartes. Mais la chance, cela ne s'apprend pas. On l'a ou on ne l'a pas. Et celui qui l'a ne s'en vante pas. Il se tait. C'est son secret. Cet air de secret sur lequel on bute partout dans cette ville.
Bonne chance, Giachi, et bon secret !
Pierre TILMAN
Remerciements pour leur collaboration involontaire aux artistes et écrivains dont les noms suivent (par ordre alphabétique) : Blaise Cendrars, Isidore Isou, Alain Jouffroy, Giulio Paolini, Octavio Paz, Francis Picabia.
* Lire ready-made.
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Dessin à l'encre sur papier bavard :
Un, deux, trois chevals. |